Les formations de travailleurs sociaux devraient comporter systématiquement un enseignement sur la réactance. J'ai pour ma part découvert très tardivement ce terme, et parmi les nombreux professionnels du secteur de la protection de l'enfance et/ou intervenant dans des contextes de violences dans les couples que je rencontre chaque année, peu de d'entre eux connaissent le mécanisme que ce terme désigne.
La réactance, une réaction adaptative salutaire
La réactance est un des échappatoires qui s'offrent à la personne que sa liberté est ôtée ou menacée par une ou des personnes (physique ou morale) et se traduit par la tentative de garder cette liberté. La personne va par exemple rejeter la proposition d'aide, la solution avancée, le scénario fortement suggéré afin de rétablir sa marge de manœuvre, de liberté. Ce qui est "repoussant" pour elle, ce n'est pas tant l'analyse de la situation ou la proposition d'action, avec lesquelles elle peut être d'accord, mais l'impression fondée ou pas que sa liberté de choix est menacée. Elle va alors adopter un comportement, c'est-à-dire une action physique ou une prise de décision cherchant à retrouver ou préserver sa liberté.
Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir une personne rejeter une proposition à laquelle dans certains cas elle adhère. Cela peut laisser les intervenants dans une forme d'incompréhension : "elle était d'accord quand on lui parlait... mais au final elle a rejeté notre aide !"
Ce mécanisme psychologique a été mis à jour dans les années 60 par Jack W. Brehm. Dans un article critique, Serge Moscovici et Michel Plon la présentent ainsi :
"La proposition centrale de la théorie est la suivante :
— Étant donné un individu qui dispose d'une gamme de « comportements libres », cet individu éprouvera de la réactance chaque fois que l'un de ces comportements est éliminé ou menacé d'élimination."
Les facteurs d'intensification de la réactance
L'intensité de la réactance sera fonction de différents déterminants que j'illustre ici à travers quelques exemples biens réels :
Elle sera proportionnelle à l'importance du comportement libre éliminé ou menacé : plus une liberté est considérée comme importante pour la personne, plus l'atteinte à cette liberté provoquera de la réactance.
Exemple : je veux choisir ce qui va se produire pour moi, définir ce qui est bon pour moi car c'est ainsi que je conçois ma dignité en tant que personne. Dans ce cas, la personne qui volontairement ou involontairement viendra restreindre cette possibilité de choix générera en moi de la réactance.
Elle augmentera en fonction de l'importance de la proportion de comportements éliminés ou menacés de l'être : si le lieu qui est menacé est le seul lieu de décision qui restait à la personne, l'intensité de réactance sera plus importante que si elle a d'autres zones de libre-choix.
Exemple : si mon assistante sociale veut réguler le seul domaine dans lequel j'ai de la marge de manœuvre dans mon couple, à savoir la prise en charge de mes enfants, la réactance sera potentiellement forte.
L'élimination d'un comportement libre entrainera plus de réactance lorsque la personne à l'origine de l'élimination a un pouvoir important. Le pouvoir de l'intervenant (à travers le système qu'il peut activer) défini de fait la marge de manœuvre possible ou pas pour la personne. Si quelqu'un n'a aucune possibilité d'agir sur ma situation, je me sens libre de faire mes choix. S'il a le pouvoir direct ou indirect de m'imposer quelque chose, je ne me sens plus libre.
Exemple : le travailleur social que je rencontre peut déclencher une intervention des services sociaux en faisant une IP qui enclenchera un processus d'enquête sur ma situation familiale alors que je ne veux pas d'une telle intervention car je crains qu'elle me prive de toute marge de manœuvre par la suite, la réactance risque alors d'être importante en intensité.
La nature perçue comme injuste d'une mesure favorisera une intensité élevée de réactance. Plus l'écart entre ma perception de ce qui est légitime et juste et l'attitude ou attente d'un tiers grandit, plus l'intensité de la réactance progresse.
Exemple : je suis venu parler de la violence que je vis dans mon couple au service social et je me retrouve avec une injonction à quitter le domicile sinon ils disent qu'ils vont "protéger" mes enfants, ce que je vis comme une double-peine. Mon besoin de restaurer des marges de liberté va potentiellement se traduire par des actes pour retrouver des marges de manœuvre telles que... la rupture de contact avec le service social, et/ou le retour au domicile et le lissage de mes propos quand je décris comment ça se passe à la maison..
Le faible attrait de l'alternative proposée augmentera la réactance.
Exemple : me "proposer" avec insistance d'aller dans un CHRS alors que j'ai déjà vécu une expérience préjudiciable dans ce type d'établissement du fait de la promiscuité et des règles de fonctionnement contraignantes, m'amènera à choisir de garder un espace de liberté tant vis-à-vis des aidant lourdement insistants et de choisir de rester dans la rue où je me sens plus libre de mes actes.
D'autres facteurs peuvent influer sur la présence et l'intensité de la réactance. Sans les aborder tous ici, gardons cette hypothèse de compréhension parmi celles que nous mobilisons lorsque nous cherchons à comprendre ce qui nous paraît incompréhensible : le refus, voire le rejet, d'une aide qui nous semblait répondre au besoin de la personne, et qu'elle avait apparemment adopté, est la volonté de retrouver la maitrise pleine et entière de sa vie dont un aspect important est colonisé par les aidants. C'est donc une affirmation de dignité autant qu'une exigence d'être respectée par un système dont elle perçoit l'atteinte qu'il représente certaine plutôt que l'aide qu'il apporte peut-être.
Intégrer la réactance dans nos grilles de lecture
En intégrant cette théorie de la réactance, nous sommes obligés de changer d'angle de lecture : sauf à vouloir "pathologiser" la réaction qui s'exprime, et il existe des réactances systématiques et radicales qui peuvent se situer sur le champ du dysfonctionnement cognitif, il est prioritaire de considérer la réactance comme une capacité salutaire : celle qui est une forme de légitime-défense face à une intrusion que la personne disproportionnée, non-légitime dans la gestion de ce qui reste sa vie à elle ! Il s'agit par conséquent désormais d'interroger quelles sont les pressions qui sont mises en œuvre par le système d'intervention, les empiétements de celui-ci sur les espaces et territoires de la personne, sur ce qui importe pour elle, sur ce qui est de son ressort d'abord. Ainsi, les professionnels peuvent réajuster leur réponse adaptative eu fonctionnement de la personne ou du système familial, favorisant leurs propres ajustements adaptatifs en réponse
La réactance intéresse tous les aidants, car tous les aidants sont de potentiels intrus dans les vies des personnes accompagnées et des leviers de forçage de leurs "choix". La réactance devient alors une des pistes explicatives permanentes des échecs d'accompagnements à ne pas négliger !
Il existe cependant des pistes pour atténuer ce mécanisme. Vous les connaissez déjà puisqu'elles sont au cœur des méthodes d'intervention en travail social, celles qui sont centrées sur les personnes et leurs besoins. Elles vont de l'écoute active à la délégation des décisions à la personne, de la prise de temps aux formulations connotées positivement, de l'adaptation du professionnel à la personne et non le contraire, et toutes ces sortes de choses qui font que chacun se sent maître de sa situation plutôt que dépossédé. Ce qui finalement est au cœur d'une approche d'aide, et s'éloigne quelque peu d'une approche de protection. Mais comme parfois, l'approche d'aide est plus protectrice que l'approche de protection, alors elle vaut le coup d'être remise au cœur de la relation professionnel/public.
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